Texte de Maria Pia Tamburlini / Traduction d'Hélène Lô.
Elisa Chimenti (Naples 1883 - Tanger 1969) 1
Elisa Chimenti naît à Naples2, "une ville andalouse perdue en Italie" 3, le 8.11.1883 (1). Son père, Rosario Ruben, médecin et écrivain en dialecte4 (2) quitte en toute hâte sa ville pour fuir à Tunis avec Maria Luisa Ruggio (Ruggiu ou Rughò) Conti (3), sa femme d'origine sarde, la petite Elisa âgée de quelques mois et avec Maria Girardi enceinte. Les raisons de cette fuite n'apparaissent dans aucun document et l'on ne peut que formuler que quelques hypothèses.
La petite nièce d'Elisa, Danielle Chimenti Occhipinti5 prétend que, d'après quelques bribes de conversation entendues en famille, ce fut à cause d'un duel pour une femme, peut'être Maria Girardi; d'autres soutiennent au contraire que ce fut pour des raisons politiques6 .
Quelques mois après ce départ naît à Tunis Roberto que Rosario Ruben reconnut7 comme étant son fils et celui de Maria Girardi. (4)
A Tunis, Elisa apprit l'arabe comme première langue grâce à ses nurses8 (5) et eut comme professeur Rabi Eliezer, un grand érudit qui lui transmit son amour pour la littérature ancienne et les Saintes Écritures9 (6). Les recherches effectuées auprès du Vice Consulat d'Italie à Tunis (7) n'ont rien donné et l'on ne trouve personne correspondant au nom de Chimenti (8) dans les registres des Italiens émigrés et résidents à Tunis à cette époque.
Emanuela Benini pense que la famille prit un autre nom et se fit passer pour juive pour mieux se cacher de Naples, Rosario ajoute Ruben à son prénom et deux de ses filles nées à Tunis portent des noms bibliques d'usage dans les communautés juives: Esther et Dinah; la pratique d'accoucher en Tunisie était courante et le médecin teinté d'anarchiste avait sans doute escorté avec sa famille la jeune Maria – sans doute promise à un mariage d'interêt – et n'aurait eu aucun problème à adopter un enfant qui n'était pas le sien mais qu'il devait protéger. .
Entre 1890 et 189910 la famille s'installa à Tanger car Rosario est appelé auprès du sultan Moulay Hassan I, et le suit dans ses constantes visites à l'intérieur des terres.
Le nom Chimenti se trouve dans les archives de l'ancien Vice Consulat Général Italien et dans les archives de l'église de La Purisima Concepcion11 (9), sauf celui de Maria Giraldi qui, selon le témoignage de la petite nièce d'Elisa Chimenti, déceda sans doute à la suite de son accouchement.
Dans les notes autobiographiques de A Fairy Tale, inédite, Elisa Chimenti affirme que du côté paternel, elle est l'arrière petite fille du célèbre physicien anglais Lord Tiberio Cavallo" (1749-1809)12 et du côté maternel la nièce de Clémence Cherloneix, et qu'elle descend du vice-roi de Sardaigne Azzouni, de là lui vient son amour pour l'Islam et sa compréhension de l'Ame arabe13(10). A son arrivée au Maroc, la famille Chimenti trouve le pays en proie aux luttes tribales, à la veille du Proctectorat. Avant de devenir en 1925 "une ville marocaine aux institutions internationales", Tanger était constitué par une population cosmopolite, la plupart musulmane et juive. La ville accueille des réfugiés de toutes les nationalités sous la protection d'un makhzen qui tolérait toutes les opinions, même les plus révolutionnaires à condition qu'il n'y ait pas d'actes de violence, ces réfugiés jouissaient d'une liberté presque totale et se réunissaient au Petit-Socco et dans les rues avoisinantes"14 (11).
Le père d'Elisa, médecin charismatique (12) et libre penseur, s'affirmera rapidement dans l'exercice de sa profession pour l'aide qu'il apporte aux puissants caïds et aux humbles habitants de la campagne15. Il mourra le 17.06.1907 à Tanger16 (13), pour avoir avalé (comme l'on raconte) une potion empoisonnée dont il cherchait à découvrir les possibilités curatives. La nuit même son fils adoptif Roberto s'enfuit aux Etats-Unis.
Elisa accompagne souvent son père dans ses voyages à l'intérieur du Rif17 et comme il ne pouvait pas ausculter les femmes pour des raisons religieuses, elle deviendra sa précieuse collaboratrice, intermédiaire entre son père et ses patientes18(14).
C'est ainsi qu'elle commence à observer avec une grande curiosité et un vif intérêt les personnes qu'elle rencontre, elle participe aux évènements de leur vie, recueille une foule d'informations, fréquentant toutes les classes sociales, sans aucun préjugé.
Elisa vit avec ses parents, son demi-frère Roberto, son frère Riccardo et ses trois sœurs, Maria Esther, Maria Giulia et Maria Dinah (15)(16).
Son éducation sera bien différente de l'enseignement réservé aux jeunes filles de son époque. Elle recevra une éducation libérale et cosmopolite19 puisqu'elle fréquente l'école de l'Alliance Israélite Universelle20, l'École Coranique et surtout la Pharmacie Sorbier21, un cénacle très animé situé au centre de la Medina, dans le Petit-Socco (17), le petit marché fréquenté par les européens émigrés au Maroc dont elle laissera des pages mémorables dans son oeuvre « Petits blancs marocains »22 ..
Elisa dit avoir obtenu "un diplôme d'études littéraires" et publiera, à Leipzig, ses deux premières œuvres Meine Lieder (1911) et Taitouma (1913) qui ont été malheureusement perdues comme son titre universitaire à la suite des bouleversements de la 1e Guerre Mondiale23(18).
Selon Abraham I. Laredo24 ses connaissances s'enrichiront grâce à ses voyages à travers l'Europe: le Portugal, l'Espagne, l'Angleterre, la Hollande, l'Allemagne, la Pologne et la Russie, elle dominait 15 langues dont certaines langues mortes, et s'est certainement formée dans la bibliothèque paternelle riche de nombreux textes classiques et de précieux ouvrages anarchiques du XIXème siècle, elle fait preuve sa vie durant de rigueur, de professionnalisme, de profondeur et d'innovation dans de nombreux domaines dont l'enseignement des langues, l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie et devient une humaniste respectée (19).
A l'aube du XX siècle elle narre la réalité marocaine de son regard d'anthropologue attentive - avec participation, respect et amour25, si rares à son époque.
Elle recherche incessamment les racines et les cultures présentes au Maroc, elle les récupère, les divulgue en partant des mythes de civilisations qui ont fleuri autour de la Méditerranée, pour remonter jusqu'aux origines de la culture berbère et arabe en passant à travers la tradition orale des histoires provenant de l'Afrique noire et du Moyen Orient.
A une époque où les frontières de l'Afrique ont été tracées, par les grandes puissances lors de la Conférence de Berlin en 1884 (20), Elisa Chimenti prouve que la culture est transversale, elle dénonce le non-sens de ces coupures (géométriques et géopolitiques) qui ne tiennent pas compte des populations.
Elisa est au début du siècle une jeune femme pleine de verve et d'imagination, à la conversation brillante et au savoir immense; elle possède une connaissance surprenante de la culture berbère, arabe et européenne et des 3 religions monothéistes dont elle connait parfaitement les textes sacrés26.
Jean Louis Miège27 qui la fréquenta de 1954 à 1955 dit qu'il adorait sa façon de raconter et que c'était un véritable plaisir que de parler avec elle. Il affirme en outre qu'elle parlait rarement d'elle même, s'intéressant davantage à ce que racontaient les personnes qu'elle rencontrait. L'on pouvait la voir absorbée par des histoires racontées par un berger, des récits narrés par les hauts dignitaires qu'elle fréquentait sans faire aucune différence. (21) Elle recevait beaucoup chez elle avec un clivage entre ses deux salons : l'un pour accueillir les personnes les plus simples et l'autre pour les intellectuels et les aristocrates, où, chaque mercredi, elle tenait un salon littéraire. Ses fréquentations étaient des personnages, des personnalités de hauts rangs et les intellectuels appartenant à toutes les communautés et religions présentes à Tanger à cette époque. (22) Parmi elles, la Princesse Lalla Fatima Zohra, fille du Sultan Moulay Abdelaziz, (23) la baronne autrichienne Christine Gosling, les Cherifs d'Ouezzane, (24) le fameux otage américain d'origine grecque Ion Perticaris, le Pacha-gouverneur de Tanger Si Larbi Temsamani, les deux frères Akalay, Si Ahmed Tazi, Mendoub de sa Majesté chérifienne, (25) les journalistes Walter Harris et Mario Ratto, les historiens Abraham Laredo, Attilio Gaudio et Jean Louis Miège, l'Archevêque franciscain, l'érudit Padre Lopez, le Recteur des Oulémas Si Abdellah Guennoun, Moulay Abdeslam et Moulay Driss Chérifs d'Ouezzane28.
D'autres personnalités fréquentaient sa maison, comme Laura Schneider, rédactrice-adjointe de la revue Mid East – publiée à Washigton par l'Association "Les amis américains du Moyen Orient", et traductrice de certains récits d'Elisa Chimenti parus dans cette revue29, les exilés russes blancs réfugiés a Tanger, dont Michael Chatko, le juif Ribbi propriétaire du Garage Universal qui avait participé au financement de l'École Italienne26 (26).
D'après l'interview de Jean Louis Miège, et comme l'indique les titres de ses œuvres, les personnes sont la source de son inspiration, surtout les femmes31, qu'elle observe comme une ethnologue, les relations qu'elles savent tisser, leurs ruses quotidiennes pour survivre, les moindres détails de la vie quotidienne, leurs bassesses et leur héroïsme32. Elle s'intéresse également aux animaux, aux plantes, à la géographie, au sens de l'écologie moderne (27).
Le 6 juillet 1912, elle épouse Fritz Dombrowski (28), un polonais âgé de trente ans, naturalisé allemand, de religion protestante. Le mariage eut lieu dans l'Eglise de la Pure Conception de Tanger33 (29), et elle devint allemande par mariage, ce qui lui créera de graves problèmes entre les deux guerres mondiales34. La nuit de ses noces, son mari en proie à une grave crise nerveuse essaie de l'étrangler. Le médecin Herzen déclare qu'il est atteint d'une manie de persécution35 et lui conseille de rentrer en Allemagne, ce qu'il fera en octobre 1912. De Hambourg, il part pour Berlin et sera interné à l'Hopital Psychiatrique de Dziekanka, comme il en résulte de la communication de 1929 faite à Elisa par le maire de Samotschin (Bonn), car la famille de son mari ne voulait plus avoir aucun contact avec elle (30). Le maire lui communique que son mari se trouve auprès de ses parents à Unrushstadt (Freis Bombst) et qu'il ne peut pas l'aider parce qu'il est malade36.
Elisa Chimenti, assistée par l'avocat Ernst Frankenstein et par le notaire Wilhelm Leo de Berlin, commencera les démarches, selon l'article 1569 du Code Civil allemand (31), pour obtenir le divorce prononcé le 8 mars 192437 (32). A part l'échec de son mariage, la seule histoire sentimentale que la famille reporte est celle qui la lie à Si Ahmed Fekhardji, un algérien, interprète et traducteur (33) des grandes autorités, notamment le Mendoub du Sultan à Tanger, une des charges les plus importantes de l'Administration internationale de la période avant et après la II Guerre mondiale38. Olga Benchekroun, l'épouse d'Ahmed Benchekroun, le secrétaire littéraire de l'auteure, affirme qu'Ahmed Fekhardji célibataire endurci ne pouvait se faire remarquer à l'époque, vu sa stature sociale, en se mariant avec une étrangère, une "nazaréenne". Elena Benedetti, collègue et amie d'Elisa, soutient au contraire, dans une interview déjà citée, que c'est Elisa qui n'a pas voulu se marier, par peur de perdre son autonomie39 (34). Fekhardji restera célibataire tout en continuant de fréquenter la maison d'Elisa où il mourra étant devenu locataire d'une chambre chez son amie. Dans le recueil inédit de poésies « Marra », Elisa exprime toute sa souffrance pour cet amour impossible.
Après le départ de son mari, en 1913, Elisa Chimenti trouvera une place comme professeur de langue à la Deutsche Schule, une école allemande (35). Elle y enseigne le français et l'espagnol dans plusieurs classes et on la considère comme "une excellente éducatrice étrangère"40 (36).
Grâce à Elisa et à sa mère, naît, en 191441, à la demande d'amis et de voisins désireux d'apprendre l'italien, l'école italienne à Tanger, située tout d'abord dans leur propre domicile dans le Petit-Socco (37). Ensuite l'école s'installera dans la maison d'un italien, Lombardi42, derrière l'Hôtel Rembrandt, fréquentée par des élèves de toutes les religions (38).
Elisa Chimenti enseignera dans l'Ecole Italienne (39), financée plus tard (1919) par le Gouvernement Italien (40), pendant une quarantaine d'années, tout en subissant avec sa mère des vexations, elle intentera un procès contre l'Association Nationale Italienne pour les Missionnaires à l'étranger (A.N.I.). Selon les Chimenti, en 1927, l'Association leur avait retiré meubles, livres et élèves 43, les avait licenciées en 192844 et avait installé les classes dans le Palazzo Littorio, comme l'on appelait autrefois, (allusion au symbole néo-romain du pouvoir choisi par Mussolini le « Littorio ou Fascio », faisceau) le Palais des Institutions Italiennes, l'ancienne résidence du Sultan Moulay Hafid (41).
Le différend durera 30 ans, se concluant par une sentence en appel en leur faveur: l'A.N.I. doit les indemniser de 30.000 francs45, somme qui ne sera pas versée, ce qui amènera Elisa à s'adresser de nouveau au tribunal et à tenter la saisie des mobiliers et même du Palais. Cette action sera éventée par le Consul italien de l'époque: le jour établi pour la saisie, il fera enregistrer le Palais comme étant la propriété du Regio Governo Italiano et non plus de l'A.N.I.46 (42)
A la fin de la guerre, en 1945, le Consul de Tanger M. Berio propose au Ministre qui se trouvait à Brindisi, de trouver "un accord à l'amiable" avec les héritiers Chimenti47(43), en les dédommageant, en 1950, avec une somme dévaluée48, 23 ans après le début du différend (44). La lettre, écrite par Elisa et par ses soeurs, Dinah et Giulia, au Ministre plénipotentiaire, le Marquis Capranica del Grillo, contient, outre les remerciements pour la solution du problème, une mise au point précise concernant l'injustice subie, et la situation tragique où se trouve l'Italie à la fin de la Guerre49 (45).
Entre 1928 et 1943, l'année où elle pourra de nouveau enseigner dans l'École italienne, Elisa Chimenti se consacrera à l'écriture, elle publiera certaines oeuvres, comme « Eves Marocaines » (1930) et « Chants de femmes arabes » (46), recueillera du matériel pour ses prochains livres (elle avait l'intention d'écrire une œuvre sur la Chérifa d'Ouezzane, Emily Keene, et sur les femmes chrétiennes qui ont épousé des princes arabes)50 (47), et surtout elle déploiera une grande activité de journaliste en collaborant avec de nombreuses revues et journaux marocains et internationaux51(48) .
Son activité d'écrivaine commença au hasard de la lecture d'un article paru dans un journal suisse « La feuille d'avis de Vevey », envoyé par sa sœur Esther alors mariée et vivant près du Lac de Genève, l'article usait d'un ton méprisant à l'égard des espagnols et des marocains. Elisa Chimenti écrivit une lettre si touchante et pleine de passion pour défendre ces deux peuples que sa lettre fut publiée et qu'on lui proposa de collaborer52(49).
Sa production prolifique et diversifiée comprend, au stade actuel des recherches, cinq œuvres éditées en France et au Maroc: « Eves Marocaines » (Editions Internationales, Tanger 1935), « Chants des femmes arabes » (Plon, Paris 1942), « Légendes Marocaines » (Leppes, 1950), Au coeur du Harem (Les Editions du Scorpion, Paris 1958), « Le Sortilège et autres chants séphardites » (Editions Marocaines et Internationales, Tanger 1964), une oeuvre, « Les petits blancs marocains », paru sous forme de feuilleton dans les journaux "Maroc-Monde" et "Le Journal de Tanger" dans les années 1950-60 (50). « Légendes Marocaines » a été publiée à New York (Etats Unis) en 1965 sous le titre de « Tales and Legends of Morocco » par les Editions Obolensky. Il a été recueilli à cette date 26 oeuvres inédites : appartenant à des genres variés, elles n'ont pas toutes un caractère littéraire ni commercial (51)(52).
Il existe également, parmi sa production, une publication de 1963/64 concernant l'enseignement des premiers éléments de l'arabe à l'usage des élèves de l'Ecole Primaire Italienne, divisée en 4 cahiers de grammaire italien-arabe et d'un deuxième volume sur la méthode (53).
L'aspect fondamental de l'âme d'Elisa Chimenti fut son attention vis à vis des démunis, des humbles, des pauvres, qui l'incite par exemple à fonder, avec sa soeur Dinah, pour porter secours aux populations du Rif frappées par une grave famine, entre 1945 et 1946, une association de bienfaisance, dénommée l'Aide fraternelle. Ses amis marocains lui demandent aussi d' "organiser un comité international de dames pour distribuer directement, aux arabes dans le besoin, les fonds qu'ils avaient eux-mêmes recueillis, sans passer par les autorités officielles de la Mendoubia"53 (54).
Toute sa vie, Elisa Chimenti mènera de concert l'écriture et l'enseignement de plusieurs langues: l'arabe littéraire, l'arabe parlé, l'anglais et l'italien dans l'école italienne, le français et l'espagnol dans l'école allemande, le français et l'arabe dans l'École Libre Musulmane54, fondée en 1935 par son grand ami fraternel Si Abdallah Guennoun, philosophe, homme politique réformiste et grand érudit au savoir encyclopédique, qu'il appellera "ma soeur" et elle "mon frère"(55).
Elle sera "la seule européenne à enseigner l'arabe littéraire55 dans ce centre de grande tradition où se furent formés de nombreux doctes intellectuels dans la tradition coranique56: elle sera appelée fquia"57 (56).
A cette époque58, enseigner dans une école nationaliste, dirigée par une personne que l'administration du Protectorat français ne voyait pas d'un bon œil, même dans la Zone internationale de Tanger, était considéré un geste fortement audacieux. Elle sera l'unique étrangère, et qui plus est non musulmane, à pouvoir enseigner l'arabe littéraire, et aussi à disserter sur les textes anciens avec les religieux musulmans, elle pouvait également disserter avec des rabbins et connaissait à fond les croyances anciennes et leurs ramifications, ceci pour l'érudition.
Respectueuse de toute croyance et religion, elle a certainement gardé toute sa vie sa religion d'origine, catholique, sans syncrétismes. Elle est enterrée dans le cimetière chrétien de Tanger. C'est le message qui nous arrive d'elle. Au travers de ses écrits, sa vision du monde, comme sa « religion naturelle » nous apparaît comme universelle, et c'est la fraternité, la paix, le respect envers toutes les créatures vivantes, par leur connaissance profonde, qui ont dicté son existence.
Bien que malade et âgée, Elisa Chimenti enseigne dans l'École du Gouvernement italien, jusqu'en 196659 (57), malgré quelques interruptions. D'après différentes interviews à des personnes dont elle a été l'enseignante, on peut déduire qu'Elisa Chimenti a été un précurseur du dialogue interculturel, par la modernité de son approche méthodologique et didactique et par le contenu des matières enseignées. L'École qu'elle avait fondée, interconfessionnelle, ouverte à tous, proposait des matières comme le théâtre, le cinéma, le dessin, la gymnastique, la musique ainsi que des ateliers pour les femmes où elles confectionnaient des habits pour les enfants pauvres. Sa méthode, basée sur "de petites poésies, des rythmes, des cadences" était "joyeuse", ce qui captivait les élèves. "Elle ne suivait pas un programme ... elle était une artiste"60 .
L'enseignement des langues était particulièrement avancé et soigné. Elisa parlait correctement une dizaine de langues, l'italien, le français, l'anglais, l'espagnol, l'arabe, l'allemand, le russe, le portugais et différents dialectes marocains61, mais aussi l'hébreu, l'américain et le polonais62 . Elle en enseignait au moins six: l'italien, le français, l'espagnol, l'arabe littéraire, l'anglais et l'allemand (58). Le 30 mai 1957, le Président de la République italienne Gronchi décerna à Elisa Chimenti la médaille de Chevalier du Mérite (59), au cours d'une cérémonie fort émouvante et bondée de monde, exaltant sa passion pour la littérature et l'enseignement en faveur de son pays (60). Les difficultés et les privations qui jalonnent la dernière partie de sa vie sont telles que les enseignants, une centaine d'élèves et les familles de l'École italienne écrivent, en octobre 1959, au Consul italien de Tanger une lettre pleine de tristesse lui demandant de se prodiguer afin "d'intéresser Rome à ce cas unique" et de permettre à Elisa Chimenti de se retirer de l'enseignement; âgée à l'époque de 76 ans63 (61). Cette pétition se soldera par une réponse négative64 dans le froid langage bureaucratique "Elisa Chimenti n'a jamais été titulaire et donc il n'existe pas de lois qui permettent une telle mesure. Eventuellement elle peut être aidée par les organismes de prévoyance présents sur les lieux" (62).
En 1960, un grave deuil frappe Elisa: ses deux soeurs Dinah et Esther meurent dans un accident de voiture sur la route de Kenitra. Une tragédie dans un moment particulièrement difficile du point de vue économique. A cette époque de nombreux consuls interviennent auprès du Ministre des Affaires Étrangères afin que les livres d'Elisa soient publiés, étant des textes dignes d'être connus en Italie65, et qu'une solution soit trouvée pour lui garantir une rente (63). Á son cas s'intéressa aussi Antonio Segni, Ministre des Affaires Etrangères, originaire comme elle de la Sardaigne, en visite à Tanger en janvier 196266(64) .
lorsqu'il deviendra Président de la République, Elisa Chimenti lui adressa une lettre éplorée sollicitant "protection et justice", mais qu'elle ne voulait pas d'"une pension, mais une occupation pour ne pas mourir de faim, ma sœur et moi ... ", et demandant aussi "de faire publier ses nombreuses œuvres accueillies en France et en Espagne, avec une grande faveur ..."67 (65).
En 1964, "une équipe spéciale de la télévision italienne se rend à Tanger pour interviewer l'illustre auteure, qui vit dans une petite maison délabrée à l'aspect triste mais saisissant, face au Grand Palais des Institutions Italiennes, jadis résidence du Sultan Moulay Hafid"68 .
La situation économique difficile d'Elisa durant les dernières années de sa vie est attestée par la correspondance entre le Consul d'Italie à Tanger et le Ministre des Affaires étrangères pour résoudre une situation inacceptable humainement et administrativement.
En 1965, le Consul Rossi envoie au Ministre Pio Archi de la DGRC une copie de la demande du Proviseur Casini. Ce dernier demandait à ce que les heures d'enseignement de l'arabe fussent augmentées afin que "le chèque modeste mensuel de 362 dh égal à 44.500 lires devenu absolument insuffisant fut augmenté... même si lui fut accordé un poste annuel, malgré son âge ... L'abandonner ainsi dans la misère, serait s'attirer les pires critiques non seulement des communautés étrangères de Tanger qui appréciaient et estimaient Madame Chimenti, mais serait surtout un acte méprisable et d'une totale ingratitude"69(66).
L'année suivante, probablement le même Consul Rossi, expédie une lettre personnelle et réservée à l'Ambassadeur Pio Archi, lui demandant quel doit être son comportement vis-à-vis de M.me Chimenti qui est dans la condition de "chargée de cours fictive. Je dis fictive car Madame Chimenti, âgée de 83 ans, n'est plus en condition d'enseigner". Il ajoute, en outre, deux solutions possibles "continuer à l'inclure dans un poste de chargée de cours locaux ou bien ... lui verser une indemnité de départ, à la fin de l'année en cours même si la somme qui lui serait due, serait plutôt élevée pour 21 ans d'enseignement (v. doc). N'existant aucune trace de poste d'enseignant, cette deuxième solution fut adoptée (67).
En 1969, elle fut décorée d'une médaille en or par l'hebdomadaire Il Tempo de Rome, grâce à Renato Angiolillo qui l'avait connue et estimée (E. Chimenti ne recevra jamais cette médaille qui se perdit)70 . Elle meurt, quelques mois après, le 15 Août 1969, (68) assistée de deux vieilles domestiques marocaines toujours dévouées. Chiquito, son chien, fidèle compagnon de tous les instants, se méfiant des intrus mais d'une affection et d'un attachement qui frôlaient l'adoration (rares même chez les humains), envers sa maîtresse, se laissera mourir de faim quelques jours après (69). Dans son testament, rédigé le 20 juin 1968, elle avait désigné comme son seul héritier et exécuteur testamentaire Frank Walter Rohner71 , son neveu suisse, le fils de sa sœur Esther, lui prouvant ainsi gratitude car, pendant 10 ans, Walter s'était occupé financièrement d'elle-même et de sa sœur Giulia et les avait aidées à traverser des situations bien difficiles où elles se trouvaient dues à leurs maladies et à leur âge avancé. Elle recommande par testament à son neveu de donner le petit magasin qu'elle possédait, à M.me Soodia Bent Mrabet, sa domestique fidèle jusqu'à la mort72 (70).
A la nouvelle de sa mort, des personnalités influentes, marocaines et de différentes nationalités qui l'avaient connue et appréciée pour ses qualités humaines et intellectuelles, se rendirent à son domicile pour un ultime adieu et lui rendre un hommage posthume. Parmi elles, S.A. la princesse Lalla Fatima Zohra, la Chérifa d'Ouezzane, l'épouse de Moulay Abdeslam, gouverneur de Rabat-Salè, le Chérif d'Ouezzane Moulay Driss, Si Ahmed Tazi, ancien Mendoub de sa Majesté Chérifienne, le représentant du Consul allemand M. Auer alors absent de Tanger, le Consul italien M. Rotta, M. Mohamed Akalay, la baronne M.me Christine Gosling, veuve d'un Ambassadeur britannique, et M. Anselmo Ravella avec son épouse (71).
Aujourd'hui, à l'étage du Palais des Institutions Italiennes, située au-dessus du fastueux salon des réceptions, se trouve une salle silencieuse: à l'entrée de laquelle une plaque de marbre de Carrare porte une inscription en italien et en arabe "Salle Elisa Chimenti" que l'Ambassadeur d'Italie Antonello Pietromarchi a voulu placer, à la demande d'Emanuela Benini (72).
Là, depuis le 3 mars 2010 se trouve le siège de la Fondation Méditerranéenne qui lui a été dédiée et consacrée par ceux qui resteront fidèles à sa mémoire et à son idéal.